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25 novembre 2012 7 25 /11 /novembre /2012 09:13

 

La Guinguette

 

 

Pour ma part, je ne me défends pas d'avoir été un partner empressé aux charmantes réunions de la Saint-Honoré où la gaieté était toujours franche parce que la morgue en était bannie. Comment penser à ces innocentes et paisibles heures de liesse sans regretter l'heureuse simplicité de nos pères et les lieux témoins de leurs joies ?

Un jour vint, en 1838, je crois, où quelques artistes eurent l'idée de donner, à l'instar de Paris, des concerts dits Concerts Musard. Un excellent orchestre des meilleurs musiciens de la ville, installé à la Nouvelle-Aventure dans l'espace compris entre les charmilles et les bâtiments, y exécuta des symphonies, des ouvertures, les airs de danse les plus à la mode, alors que triomphait le Cornet à pistons. Pendant un certain temps le succès répondit d'abord à l'attente des organisateurs et le grand monde afflua dans la guinguette toute surprise de sa clientèle inaccoutumée. Ses guichets n'avaient jamais vu tant de monnaie blanche tomber dans la caisse, et ses allées ombreuses ouvertes à de si riches équipages. Ce furent, héla ! de beaux jours sans lendemain. Les Concert Musard n'eurent  qu'une courte durée : on trouva bientôt, à entendre les difficiles, que la société était trop mêlée, et la Nouvelle-Aventure revint à ses habitudes d'autrefois. Depuis lors, elle n'a plus eu de ces bonnes fortunes qui changent une existence, et elle a repris les allures naturellement plébéiennes auxquelles il semble qu'elle n'avait renoncé qu'avec une sorte de répugnance.

Notre sujet nous conduit à cette triste conclusion, c'est que beaucoup de choses dépérissent et s'en vont peu à peu avec les monuments où elles ont brillé jadis du plus vif éclat. Il en arrive ainsi de deux amis qui ont toujours demeuré ensemble; si 1'un d'eux vient à mourir, l'autre n'a plus, pour ainsi dire, sa raison d'être, et il ne tarde pas à languir lui-même jusqu'à ce qu’il meure à son tour. Le Broquelet et la Nouvelle-Aventure en sont un exemple frappant. Ils se prêtaient un mutuel appui dans leur âge avancé ; de temps immémorial c'était à la Nouvelle-Aventure que le Broquelet tenait ses grands jours. Il n'est pas un Lillois qui l'ignore, et les Beaux-arts se sont même chargés d'en perpétuer la tradition, comme on le voit dans une toile de F. Watteau du musée Leleux. Elle représente la Nouvelle-Aventure le jour de la Saint-Nicolas d'été ; dans cette oeuvre charmante, le pinceau spirituel de F. Watteau a rendu avec bonheur les formes extérieures, l'architecture des bâtiments. Des groupes ingénieusement disposés, des scènes plus ou moins comiques très délicatement traitées, des moeurs et des costumes pris sur le fait, donnent au tableau un intérêt tout particulier.

Sur le devant sont nonchalamment assises ou plutôt étalées deux belles d'une forte complexion que complimente un galant habillé à la mode de 1800, et, dans la pénombre, un gros Monsieur engoncé dans une large cravate, qui savoure des rafraîchissements à l'éventaire d’une marchande en plein air. Plus loin, c'est une grand-mère avec ses petits enfants ou une maîtresse dentellière avec sa troupe d'apprenties ; aux grilles, aux fenêtres, à toutes les ouvertures, sur les terrasses, une foule énorme, grouillante et bruyante, des chanteurs, des violoneux, en un mot, tout le personnel et tout le mouvement de la fête la plus populaire de Lille. La partie la mieux réussie est, au centre cette voiture versée sous le poids de son contenu, d'où l'on retire avec de pénibles efforts hommes et femmes empilés dans l’intérieur, suivant l'usage. Pour comble d'embarras, un carrosse, dont le cheval caracole au milieu de la bagarre, menace d'écraser le char du Broquelet avec sa joyeuse escorte. L'artiste a déployé dans tout cela une verve, un talent vraiment dignes de son nom.

Les reverrons-nous jamais, nos vrais ouvriers, s’ébaudir ainsi à la bonne franquette ?

Dans un numéro du journal Le moulin à vent (15 mai 1852), où est décrite la fête du Broquelet, nous trouvons cette remarque malheureusement trop juste : Nous redirons ici... que sans faubourg Notre-Dame et sans Nouvelle-Aventure pas de Broquelet possible. Or, il n’y a plus de Nouvelle-Aventure et le faubourg Notre-Dame est devenu la rue Léon Gambetta. Là où la politique a fourré son nez, après la démolition de la vieille guinguett

e, quelle place reste-t-il pour la gaieté populaire, j'entends une gaieté sincère et sans méchante arrière-pensée ?

N'en déplaise à l'utilitarisme qui règne aujourd'hui, si je dirige, par hasard, ma promenade dans ces parages j'ai gros coeur, au lieu de la guinguette à la physionomie si engageante, et de ses bosquets verdoyants, de ne voir plus qu'une disgracieuse station de tramways, un énorme marché qui fait des tas d'ordures et, pour achever cette prosaïque transformation, l'Aroutage, c'est-à-dire un affreux mélange de nippes, de friperies, de ferrailles, d'objets de bric à brac ou de rebut et des agobiles de toute espèce !

 

                                                                                                                                                 

                                                                                                                                  CHON : dix neuvième promenade,. Janvier 1888

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