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Le soir, du réveillon, la salle était pleine. Il faut dire que le père Fieuw avait fait toute la publicité pour cela. Plusieurs fois, il avait promené dans le quartier son boniment à grands sons de cloche :
- « Au soir du réveillon, on jouera la Naissance de l’Enfant Jésus avec toute la troupe !... On commencera par « Geneviève de Brabant », grand drame historique en douze tableaux, suivi du traditionnel : « A l’Comédie pour deux sou-ous !... Au bureau la-la…, au bureau la-la…
Dons, la salle était pleine. Le mélo s’était déroulé selon la coutume, avec les applaudissements aux entrées de Siegfried, et les sifflets aux « soucardises* » du traître Golo… Mais on attendait Noël.
Durant l’entracte, le public se montra patient ; les gamins ne s’égaillèrent pas trop, bien peu d’hommes sortirent pour aller prendre un verre au coin, et l’on se contenta de quelques gaufres à la « castonnade** » que la fille Fieuw proposait dans les rangs.
Enfin, les deux becs de gaz qui éclairaient la salle baissèrent jusqu’à s’éteindre. Après les trois coups traditionnels, le rideau se leva avec solennité sur un décor représentant une grotte dans la forêt ; c’était celui du premier acte de « Lydéric et Phinaert ».
A gauche, la Vierge et Joseph étaient agenouillés auprès d’une litière de paille sur laquelle reposait l’enfant. Juste au-dessus, pendait une étoile étincelante. Elle aurait dû me laisser indifférent du fait que j’avais vu le père Fieuw la fabriquer. C’était une étoile en carton recouverte de papier d’étain, enveloppe de chocolat. Mais elle reflétait la lumière avec un tel éclat que j’en fus ébloui autant que les autres spectateurs.
Décidément, le père Fieuw avait entouré son évocation de tous les prestiges à sa disposition. Une musique simple, solennelle, monta comme d’un harmonium. En fait, c’était l’accordéon du petit Polyte, bien connu dans le quartier pour ses polkas et ses valses Ici, il jouait le « Noël » d’Holmes, timidement, avec un doigt peut-être ; et pour cela la rengaine prenait un air de cantique.
La Vierge se penche joliment sur l’Enfant et l’embrasse d’un geste gracieux. Joseph se dresse, comme surpris par un bruit qui vient de la droite. Ce sont les bergers avec leur houlette ; et pour qu’il n’y, ait pas de doute sur leur attribution, ils bêlent avec tant de conviction que le public se met à rire et à les imiter. Puis c’est le marchand d’oches accompagné de son air bien connu. Il porte un petit cheval en carton pâte qu’il va déposer sur le nid de paille. Suit le marchand de moules avec sa crécelle qu’il fait tourner. « Des moules, quat’ sous l’ pot ! » crie-t-il, et le public de rire et de l’interpeller.
Ah ! C’est un joyeux Noël, sans componction, sans compassion. A qui iraient-elles au fond ? C’est un joyeux événement, une joyeuse nuit ! Les spectateurs applaudissent, et singent le cri bien connu « P’tit bos cassé ! » en même temps qu’apparaît le bonhomme Fagot…
Et le défilé continue ; tout ce petit monde pittoresque – pour ne pas dire picaresque – suit à la queue-leu-leu, apportant en hommage, qui un bouquet de thym et de laurier, qui une orange, qui un ballon rouge… Il y a même le baraquin avec sa guitare et l’oiseleur avec sa cage.
Il a pensé à tout, le père Fieuw ; mais avec sa candeur qui semblerait sacrilège à un autre public que le sien. Heureusement, les gens simples qui sont là s’amusent des bonshommes qu’ils reconnaissent, et auxquels ils se confondent, sans le savoir, dans cette adoration ingénue. Comme les premiers bergers de la crèche ignoraient qu’ils créaient un rituel sacré.
à suivre...